Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 13



Argument du Chant 13

Entrée dans le second degré du cercle de la violence, où sont châtiés ceux qui furent violents contre eux-mêmes : suicides et dissipateurs insensés. Les âmes des suicides sont emprisonnées dans des arbres et dans des buissons où les Harpies font leur nid et dont elles dévorent le feuillage. En effet, Dame ayant arraché une branche d'un de ces arbres, le tronc saigne et une voix plaintive s'en échappe, la voix de Pierre des Vignes qui raconte son histoire, sa mort volontaire et son châtiment. Un peu plus loin, le poète voit des ombres poursuivies et mises en pièces par des chiennes furieuses: c'est le supplice infligé aux dissipateurs; il reconnaît le Siennois Lano et le Padouan Jacques de Saint-André. Ce dernier a cherché un vain refuge derrière un buisson. Le buisson, qui renferme un suicide, devient lui-même la proie des chiens.

 


Chant 13

Nessus ne touchait pas encor l'autre rivage,
Quand nous pénétrions dans un bois tout sauvage,
Et qui ne paraissait marqué d'aucun sentier.

La couleur du feuillage était sombre et foncée ;
Chaque branche, de nœuds, d'épines hérissée,
Portait, au lieu de fruits, un poison meurtrier.

Ils n'ont pas de fourrés si profonds, ni si rudes,
Les animaux qui vont chercher les solitudes
Non loin de la Cécine et de ses bords ombreux.

C'est là que font leur nid ces monstres, les Harpies,
Qui chassèrent jadis des Strophades fleuries
Les Troyens, effrayés de leur présage affreux.

On peut les reconnaître à leurs ailes énormes,
A leur col, à leur ventre, à leurs serres difformes ;
Sur ces arbres hideux elles poussent des cris.

Et mon bon maître : « Il faut tout d'abord te l'apprendre :
Au deuxième degré nous venons de descendre ;
Il nous faudra rester sous ses tristes abris

Jusqu'au seuil plus horrible où commencent les sables.
Regarde ! tu verras des choses effroyables,
Et tu croiras peut-être à tout ce que j'ai dit. »

Déjà, de tous côtés, l'air de plaintes résonne.
J'écoutais, je cherchais, et ne voyais personne,
Et ce bruit me faisait m'arrêter, interdit.

Il crut que je croyais que ces cris ineffables
Retentissaient, poussés par des ombres coupables
Qui se cachaient de nous dans le branchage épais.

Et, dans cette croyance, il me dit : « Si tu cueilles
Un rameau seulement au milieu de ces feuilles,
Tu verras tes pensers étrangement trompés. »

Moi, la main étendue en avant, je me penche,
Et détache d'un arbre une petite branche ;
Le tronc crie aussitôt : « Ah ! pourquoi m'arracher ? »

Tandis que d'un sang noir l'écorce se colore,
« Pourquoi me déchirer ? » répète-t-il encore ;
« O cruel, et ton cœur est-il donc de rocher ?

Nous fûmes autrefois des hommes, tes- semblables,
Et plus que des serpents fussions-nous méprisables,
Tu devais être encor pour nous compatissant. »

Ainsi qu'un tison vert qu'on présente à la flamme :
Tandis que, sous le vent, un bout pétille et brame,
La sève à l'autre bout dégoutte en gémissant ;

Ainsi tout à la fois, et le sang et la plainte
S'échappaient de ce tronc, et, comme pris de crainte,
Je laissai de mes mains retomber le rameau.

Mon sage répondit : « O pauvre âme blessée,
S'il eût pu tout d'abord admettre en sa pensée
Ces tourments dont mes vers lui faisaient le tableau,

Il n'aurait pas sur toi porté sa main cruelle ;
Mais cette étrangeté d'une douleur réelle
M'a fait lui conseiller un coup dont je gémis.

Va, dis-lui qui tu fus, et, sachant ton histoire,
En échange il pourra rafraîchir ta mémoire
Dans ce monde où pour lui le retour est permis. »

— « Puis-je me taire après ta parole engageante ? »
Répondit l'arbre, « et soit votre oreille indulgente,
Si je m'oubliais trop à vous entretenir.

Ami de Frédéric, j'ai tenu sur la terre
Les deux clefs de son cœur, et d'une main légère
Si douces les tournai, pour fermer, pour ouvrir,

Que personne après moi n'approchait de son âme.
Honneur dont j'étais fier ! De mon zèle la flamme
Me faisait oublier dormir et respirer.

Mais cette courtisane, odieuse et funeste,
A l'œil louche et vénal, cette commune peste
Qu'au palais des Césars on vit toujours errer,

Contre moi dans les cœurs sema la haine injuste.
Cette haine alluma la haine aussi d'Auguste,
Et mes riants honneurs se changèrent en deuil.

Mon âme à ce moment se dégoûta du monde,
Je crus fuir dans la mort cette douleur profonde,
Et m'ouvris, innocent, un coupable cercueil.

Par ces tendres rameaux, jamais, je vous le jure,
Je n'ai brisé le nœud de cette foi si pure
Que j'ai donnée au prince illustre et respecté.

Et si l'un de vous deux sur la terre remonte,
Qu'il relève mon nom de cette injuste honte;
Car il gît sous le coup que l'envie a porté ! »

Le poète attendit un instant en silence.
« Si tu veux lui parler, » dit-il, « l'heure s'avance ;
Satisfais sans tarder ta curiosité. »

« Ah ! s'il est une chose encore que j'ignore,
Parle toi-même, » dis-je, « et l'interroge encore,
Car moi je ne pourrais, tant je suis attristé ! »

Virgile alors reprit : « Si, de retour sur terre,
Cet homme dignement exauce ta prière,
Esprit captif, veux-tu de même l'obliger ?

Dis-nous comme il se fait que des âmes coupables
Se peuvent enfermer dans ces nœuds misérables,
Et si nulle jamais ne peut s'en dégager ? »

Alors le tronc souffla bruyamment : souffle étrange !
Cette haleine exhalée en parole se change.
— « Je vais à votre vœu répondre en peu de mots :

L'âme, quand elle quitte, en sa fureur extrême,
Le corps dont elle s'est arrachée elle-même,
Choit au septième cercle où la plonge Minos.

Elle tombe en ce bois, dans tel lieu, dans tel autre,
Et tombée, elle germe ainsi qu'un grain d'épeautre,
Dans le premier endroit où la jette le sort.

Sa tige croît : bientôt c'est un arbre sauvage
Dont la Harpie accourt dévorer le feuillage ;
Et l'arbre souffre et geint sous l'oiseau qui le mord.

Un jour nous chercherons nos corps comme les autres ;
Mais nous ne pourrons pas nous revêtir des nôtres,
Pour expier le tort de les avoir perdus.

Il faudra les traîner ici dans ce bois sombre
Nous-mêmes, jusqu'à l'arbre où soupire notre ombre.
Et là, tristes lambeaux, nous les verrons pendus. »

Nous écoutions encor cette âme, tronc sauvage,
Croyant qu'elle voulait en dire davantage,
Quand nous fûmes surpris par un bruit effrayant.

Tel un chasseur distrait entend à l'improviste
Le sanglier qui vient et les chiens sur sa piste,
Le branchage qui craque et la meute aboyant.

Sur la gauche, voilà que deux ombres sanglantes,
Le corps nu, dépouillé, s'enfuyaient haletantes
A travers les rameaux et les ronces brisés.

Le premier s'écriait : « Viens, Mort, viens tout de suite ! »
L'autre, qui lui semblait ne pas fuir assez vite,
Criait : « Lano, tes pieds furent moins avisés

Au combat de Tappo, la terrible bataille !...
Mais le souffle lui manque, et dans une broussaille
Je le vis tout à coup tomber et se cacher.

Derrière eux la forêt de chiennes était pleine,
Noires, et qui couraient avides, hors d'haleine,
Comme des lévriers que l'on vient débâcher.

Et tout droit au buisson, sur l'ombre infortunée,
Se jette à belles dents cette meute acharnée,
Et la met en lambeaux qu'elle emporte en hurlant.

Mon guide alors me prend par la main, et me mène
Au buisson qui poussait aussi sa plainte vaine,
Tout mutilé lui-même avec l'ombre et sanglant.

— « Jacques de Saint-André, quel espoir inutile
T'inspirait de venir me prendre pour asile ? »
Disait-il, « de tes torts suis-je pas innocent ? »

Mon maître vint à lui : « Pauvre ombre qui murmures,
Ton nom ? » lui dit-il, « toi, qui par tant de blessures
Exhales ces accents plaintifs avec ton sang ! »

Le buisson répondit : « Est-ce, âmes inconnues,
Pour ce spectacle affreux que vous êtes venues ?
Vous voyez loin de moi tout mon feuillage épars.

Rassemblez à mes pieds cette dépouille triste.
Je suis de la cité qui pour saint Jean-Baptiste
A quitté son premier père, le grand dieu Mars.

Il la fera toujours gémir de cet outrage.
N'était qu'elle a gardé sur l'Arno son image
Qui reste encor debout, dernier culte rendu ;

Les citoyens qui l'ont relevée et bâtie,
Des cendres d'Attila l'auraient en vain sortie,
Et leur sublime effort aurait été perdu.

Dans ma propre maison, las ! je me suis pendu. »

 


Dante

 

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