Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 05



Argument du Chant 05

Au seuil du second cercle, Dante trouve Minos qui juge toutes les âmes coupables. Il entre dans le cercle où sont punis les voluptueux. Ils sont emportés dans un éternel ouragan. Dante reconnaît Françoise de Rimini ; elle lui raconte son histoire. A ce récit, Dante, sous l'empire d'une émotion trop forte, tombe comme inanimé.

 


Chant 05

Dans le deuxième cercle ainsi nous pénétrâmes ;
Il enserre un enfer plus étroit, où les âmes
Dans les pleurs et les cris souffrent plus dur tourment.

Le farouche Minos grince au seuil de cet antre ;
Par lui chaque pécheur jugé sitôt qu'il entre
Aux replis de sa queue a vu son châtiment.

A peine devant lui l'ombre infâme est venue,
Elle montre au démon son âme toute nue ;
Et cet inquisiteur de nos péchés mortels

Voit quel gouffre d'Enfer est digne de l'impie ;
Et sur ses flancs sa queue en cercles arrondie
Mesure au condamné les cercles éternels.

La foule devant lui toujours se renouvelle;
Approchant tour à tour, chaque âme criminelle
Parle, entend son arrêt, puis tombe et disparaît.

— « O toi qui viens ici dans ce funeste asile, »
Dit Minos, me voyant entrer avec Virgile,
Et comme interrompant son office à regret,

« Regarde bien à qui ton âme s'est livrée,
Et ne t'assure pas sur cette large entrée ! »
— « Pourquoi hurler ainsi ? Tes cris sont superflus,

Nous suivons un chemin prescrit, répond mon guide ;
 « On l'a voulu là-haut ; et quand le Ciel décide,
Le Ciel peut ce qu'il veut. N'en demande pas plus. »

Dans cet instant j'ouïs des accents lamentables.
Nous étions arrivés dans les lieux redoutables ;
Déjà j'étais frappé par le bruit des sanglots.

Lieux muets de lumière, enceinte mugissante !
C'était comme une mer levée et frémissante
Quand des vents ennemis combattent sur ses flots.

Le souffle impétueux de l'éternel orage
Emportait les esprits comme au gré de sa rage,
Les roulant, les heurtant avec ses tourbillons.

S'ils venaient à toucher les parois de l'enceinte,
C'étaient des cris perçants de douleur ou de crainte,
Des blasphèmes au Ciel, des imprécations.

J'appris que ce tourment était fait pour les âmes,
Esclaves de la chair et des impures flammes,
Qui firent le devoir au caprice plier.

Comme on voit en hiver une bande serrée
De frêles étourneaux dans les airs égarée,
Tels ces pauvres esprits, d'un vol irrégulier,

Allaient, de ci, de là, promenés par l'orage.
Jamais aucun espoir pour reprendre courage ;
Nul repos, à leurs maux nul adoucissement.

Et tels des alcyons sillonnant les ténèbres
Volent en longue file avec des cris funèbres,
Tels j'en vis arriver gémissant sourdement,

Et de cet ouragan le jouet misérable.
— « Maître, fis-je, quelle est cette race coupable
Que fouette sans pitié le vent noir des enfers ? »

— « Cette ombre devant toi que tu vois la première, »
Me répondit le maître, est une reine altière
Qui jadis commandait à des peuples divers.

La luxure effrénée a dévoré sa vie,
Elle crut échapper à son ignominie
En mettant dans sa loi : le plaisir est permis.

C'est la Sémiramis qui, dit-on, chose infâme !
Avait nourri Ninus et qui devint sa femme
Aux lieux que le Soudan à ses lois tient soumis.

L'autre est cette Didon d'un fol amour touchée
Qui mourut infidèle aux cendres de Sichée,
Après vient Cléopâtre au cœur luxurieux. »

Après elle, je vis Hélène dont les charmes
Ont amené dix ans de forfaits et de larmes,
Achille aussi vaincu par l'amour furieux.

Je vis Pâris, Tristan, bien d'autres, et Virgile
Me les montrait du doigt en les nommant par mille,
Tous par les feux d'amour avant l'âge expirés.

Lorsque j'eus entendu mon maître en son langage
Me nommer ces héros, ces dames du vieil âge,
La pitié confondit mes sens comme égarés.

— « Poète, j'aimerais adresser la parole
À ces deux ombres-là, couple enlacé qui vole
Et qui semble flotter si léger sous le vent. »

— « Attends, » répondit-il, « qu'elles soient rapprochées ;
Alors, par cet amour qui les tient attachées,
Tu les conjureras de venir un moment. »

Dès que vers nous le vent les eut comme inclinées,
Je m'écriai : « Venez, ombres infortunées,
Si rien ne le défend, oh ! venez nous parler ! »

Comme on voit deux ramiers, que le désir convie,
Tendre vers le doux nid l'aile ouverte, affermie,
Et, portés par l'amour, de par les airs voler.

Ainsi sortant des rangs où Didon se lamente,
Le couple vint à nous à travers la tourmente,
Si touchant fut mon cri, tant mon appel pressant.

— « O toi, » dit l'un, « aimable et bonne créature,
Qui viens nous visiter dans la contrée obscure,
Quand le monde est encor rouge de notre sang !

Si le Roi tout-puissant nous était moins contraire,
Nos vœux l'invoqueraient pour ta paix, ô mon frère,
Puisque ton cœur s'émeut au séjour malfaisant.

Tout ce qu'il vous plaira de dire ou bien d'entendre,
Nous pourrons l'écouter, nous pourrons vous l'apprendre,
Pendant que l'ouragan se tait comme à présent.

La terre où je naquis de la mer est voisine,
De la mer azurée où le Pô s'achemine
Pour y trouver la paix avec ses affluents.

Amour dont un cœur noble a peine à se défendre
Fit chérir mes attraits, aujourd'hui vaine cendre,
Le coup qui les ravit saigne encore à mes flancs !

Amour qui nous contraint d'aimer quand on nous aime,
De son bonheur à lui si fort m'éprit moi-même,
Que cette ardeur toujours me brûle, tu le vois.

Amour à tous les deux nous a coûté la vie;
Mais la Caïne attend celui qui l'a ravie. »
L’air nous porta ces mots d» la plaintive voix.

Entendant ces douleurs, moi je penchai la tête,
Tenant les yeux baissés, tant qu'enfin le poète :
« Or à quoi penses-tu ? Pourquoi baisser les yeux ? »

Lorsque je pus répondre : « Hélas, âmes blessées !
Quels enivrants désirs, quelles douces pensées
Ont dû les entraîner au terme douloureux ! »

Puis vers eux me tournant : « Françoise, infortunée ! »
M’écriai-je, « mon cœur a plaint ta destinée;
Le récit de tes maux me rend triste à pleurer.

Mais dis-moi, dans le temps des doux soupirs, pauvre âme !
Comment, à quoi l'amour vous révéla sa flamme,
Ces désirs qui d'abord n'osaient se déclarer ? »

Il n'est pas de douleur plus grande et plus amère
Qu’un souvenir des temps heureux dans la misère !
« Ton maître le sait bien, » me répondit la voix.

Mais puisque tu parais si désireux d'entendre
Comment dans notre cœur fleurit cet amour tendre,
Je parlerai comme qui pleure et parle à la fois.

Ensemble nous lisions l'histoire enchanteresse
De Lancelot épris d'amour pour sa maîtresse.
Nous étions seuls alors, innocents et sans peur.

Maintes fois soulevant nos regards de la page,
Nous nous rencontrions et changions de visage.
Mais ce fut un seul mot qui vainquit notre cœur.

Arrivés au passage où l'amant de Ginèvre
Baise enfin le sourire envié sur sa lèvre.
Celui qu'on ne peut plus me ravir, tout tremblant,

Se suspend à ma bouche et d'un baiser m'enivre.
Le Galléhaut pour nous fut l'auteur et son livre :
Et nous ne lûmes pas ce jour-là plus avant. »

Ainsi l'ombre parlait; l'autre avec violence
Pleurait en l'écoutant et gardait le silence.
Et moi je me sentis mourir de son transport,

Et tombai sur le sol comme tombe un corps mort.

 


Dante

 

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