Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 15



La douce volonté par laquelle s’exprime
l’amour qui vole droit, comme la convoitise
ne saurait s’exprimer si ce n’est par le mal,

imposa le silence à cette aimable lyre
et rendit le repos à ces cordes sacrées
que la droite du ciel éveille et fait vibrer.

Comment resteraient sourds à de justes prières
ces esprits qui d’un coup, pour me donner envie
de les interroger, se taisaient à la fois ?

Celui qui, pour l’amour des choses éphémères,
se dépouille à jamais, tout seul, de cet amour,
n’a pas trop, pour pleurer, des siècles éternels.

Telle que dans le soir tranquille et sans nuages
file de temps en temps l’étincelle rapide
appelant le regard qu’elle prend par surprise,

en sorte qu’on dirait qu’une étoile voyage,
quoique de cet endroit qui la vit s’allumer
nulle ne s’en détache, et qu’elle dure à peine ;

telle à côté du bras qui s’étend vers la droite
un astre descendit, se séparant des autres
qu’on y voyait briller, jusqu’au pied de la croix,

le joyau demeurant toujours dans son écrin,
et fila tout au long du pilier éclatant,
comme un feu glisserait derrière un mur d’albâtre.

Avec autant d’amour jadis, dans l’Elysée,
si l’on croit ce qu’en dit notre meilleure Muse (190),
courait l’ombre d’Anchise apercevant son fils.

« O sanguis meus, o superinfusa
gratia Dei, sicut tibi cui
bis unquam caeli janua reclusa ? » (191)

Ainsi disait l’éclat où je mis mon regard ;
et puis je le tournai de nouveau vers ma dame,
restant de part et d’autre également saisi ;

car au fond de ses yeux brillait un tel bonheur
que je crus, par les miens, toucher jusques au fond
de ma grâce elle-même et de mon paradis.

Plus bel encore à voir, qu’il était à l’entendre,
à ce commencement il ajouta des choses
que je ne compris pas, tant il était profond.

Ce n’est pas qu’il cherchât à me paraître obscur :
c’était sans le vouloir, car ses conceptions
dépassaient de trop loin la mortelle mesure.

Et lorsque enfin de l’arc de son amour ardent
la flèche fut partie, et que de son discours
le sens vint au niveau de notre entendement,

les propos que d’abord j’entendis prononcer
furent : « Béni sois-tu, Trois et Un à la fois,
qui fis cette faveur à quelqu’un de ma race ! »

Ensuite il poursuivit : « Le jeûne long et doux
que je traîne avec moi, lisant le long volume
où le blanc et le noir restent toujours pareil (192),

ô mon fils, a pris fin au sein de la lumière
d’où je te parle ainsi, par la grâce de celle
qui te rendit ailé pour un vol si hautain.

Tu crois que tes pensers par la première Essence
arrivent jusqu’à moi, comme pour qui le sait
le cinq comme le six viennent de l’unité ;

c’est pourquoi tu t’abstiens de demander mon nom,
ou la raison qui fait que je suis plus heureux
que les autres esprits de cette foule allègre.

Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ou grands,
dans la vie où je suis, nous voyons le miroir
où le penser se montre avant qu’on l’ait pensé.

Mais pour mieux contenter la sainte charité
qui fait le seul objet de ma veille éternelle
et qui me donne soif du plus doux des désirs,

dis de ta propre voix sûre et joyeuse et ferme,
dis quel est ton vouloir et quelle est ton envie,
car ma réponse est prête et n’attend plus que toi

Alors je regardai Béatrice ; elle sut
mon désir sans discours et fit en souriant
le signe qui donnait des ailes au désir.

Et je dis à l’esprit : « L’amour et l’intellect,
depuis que vous voyez l’égalité première,
ont pour chacun de vous un seul et même poids,

parce que du soleil qui vous brûle et vous baigne
la chaleur et l’éclat sont tellement égaux,
que les comparaisons seraient insuffisantes.

Pourtant, chez les mortels, l’envie et les moyens,
pour les raisons que vous, vous connaissez si bien,
ont l’aile, bien souvent, diversement puissante,

et moi, qui suis mortel, je ressens vivement
cette inégalité : c’est pourquoi je rends grâces
rien qu’avec tout mon coeur à cet accueil paterne.

Pourtant, je t’en supplie, ô vivante topaze
qui garnis de tes feux ce joyau sans pareil,
satisfais mon désir de connaître ton nom ! »

« Ô feuille de ma plante, ô toi que j’attendais
avec tant de plaisir, vois en moi ta racine ! » (193)
Tel fut le bref début qu’il fit à sa réponse ;

et puis il poursuivit : « Celui dont est venu
le nom de tous les tiens, fait depuis plus d’un siècle
sur le premier palier le tour de la montagne.

Il était mon enfant et fut ton bisaïeul ;
et ce serait raison, si par tes bonnes oeuvres
tu voulais abréger cette longue fatigue (194).

Florence, dans l’enclos de ses vieilles murailles
d’où lui vient tous les jours l’appel de tierce et none,
vivait jadis en paix, plus sobre et plus pudique.

On n’y connaissait pas bracelets ou couronnes
ou ces jupons brodés ou ces belles ceintures
que l’on regarde plus que celle qui les met.

La fille qui naissait n’était pas pour son père
un objet de terreur : l’âge comme la dot
ignoraient les excès en trop peu comme en trop.

On vivait entassés dans des maisons modestes,
puisque Sardanapal (195) n’avait pas enseigné
le parti que l’on peut tirer de simples pièces.

Votre Uccellatojo n’avait pas surpassé
le mont de Marius (196) ; mais comme il l’a vaincu
par la splendeur, la chute en sera de plus haut.

Bellincione Berti, de son temps, se ceignait
de cuir et d’os (197) ; j’ai vu sa femme revenir
du miroir, sans avoir maquillé son visage.

Et j’ai vu les Nerli comme les Vecchio (198)
se contenter souvent de leur peau toute nue,
leurs femmes du fuseau et de leur quenouillée.

Heureuses femmes ! Vous, vous saviez à l’avance
où serait votre tombe ; aucune n’est restée
toute seule en son lit, à cause des Français (199).

L’une passait son temps veillant sur le berceau
et, en le balançant, employait le langage
qui fait l’amusement des pères et des mères ;

l’autre, de son côté, tout en filant la laine,
racontait aux enfants les histoires anciennes
des Troyens, de Fiesole et de Rome la grande.

On eût été surpris d’y voir des Cianghella,
des Lapo Saltarello (200), plus qu’on serait de voir
aujourd’hui Cornélie ou bien Cincinnatus.

pans ce charmant repos, dans cette belle vie
de tous les citoyens, dans cette république
pleine d’honnêteté, dans ce si doux séjour

m’a fait venir Marie à grands cris invoquée ;
le baptistère ancien (201) m’avait vu recevoir,
avec la foi du Christ, le nom de Cacciaguide.

Moronte et Elysée ont été mes deux frères (202) ;
ma femme descendait de la rive du Pô,
et c’est d’elle que vient le surnom qu’on te donne (203).

Ensuite, j’ai servi sous l’empereur Conrad (204)
et fus reçu par lui dans sa propre milice (205),
tant il avait en gré mes belles actions.

Je marchai sur ses pas contre l’iniquité
de la religion dont les sujets usurpent,
aidés par vos pasteurs, votre droit légitime.

Et c’est là que je fus par cette race immonde
détaché des liens de ton monde trompeur
dont le funeste amour avilit tant d’esprits,

et j’obtins cette paix au prix de mon martyre. » (206)

 

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190 - Virgile, ou peut-être Calliope, la Muse de la poésie épique, qui était la première des Muses d’après l’art poétique de Dante, et qui parlait par la voix de Virgile.

191 - «Ô mon sang ! ô grâce de Dieu supérieurement imprimée en toi ! qui donc, comme toi, a jamais vu s’ouvrir deux fois pour lui la porte du ciel ? »

192 - Le livre de l’éternité, où rien ne change, d’après les commentateurs ; ou peut-être le livre du temps, où il n’y a ni jour ni nuit. Le jeûne dont l’esprit parle était sans doute celui de voir Dante ; mais celui-ci a oublié, en faveur de son ancêtre, que les esprits bienheureux n’ont pas faim.

193 - Celui qui parle ainsi est le trisaïeul de Dante, Caccia-guida. Pour sa descendance, cf. L’Enfer, note 273 ; d’ailleurs, on ne sait de lui que ce qu’en dit le poète.

194 - Alighiero, fils de Cacciaguida, est également inconnu autrement. La place qu’on lui a faite sur le premier palier du Purgatoire semble indiquer qu’il était particulièrement orgueilleux : on a pu voir que Dante redoutait lui-même d’avoir un jour à porter les poids énormes dont on accable les orgueilleux, cf. Purgatoire, XIII, 136-138.

195 - Le luxe, par antonomase.

196 - L’Uccellatoio est une montagne à proximité de Florence, d’où l’on jouit d’une vue panoramique sur la ville ; il en est de même de Montemario, d’où l’on voit Rome. Ainsi donc, à l’époque dont parle Cacciaguida, Florence n’avait pas dépassé Rome en splendeur et en magnificence.

197 - Bellincione Berti, de la famille des Ravignan et père de Gualdrade (cf. Enfer, note 150), appartenait à l’une des maisons les plus en vue de Florence.

198 - Deux familles florentines des plus distinguées, appartenant au parti guelfe.

199 - Parce que c’était en France principalement que les Florentins allaient pour des affaires, et souvent aussi pour s’y établir.

200 - Cianghella dellia Tosa, morte vers 1330, s’était fait connaître par sa vie dissolue. « Cette femme revint à Florence après la mort de son mari, et elle y eut beaucoup d’amants et y vécut dans le libertinage. C’est pourquoi, à sa mort, un certain frère assez simple, prêchant à l’occasion de son enterrement, dit qu’il ne trouvait à cette femme qu’un seul péché, et c’était qu’elle avait mangé la ville de Florence » (Benvenuto de Imola). Lapo Saltarello, juriste, banni pour concussion en 1302, « si amoureusement soigneux pour le manger et l’habillement, qu’il ne tenait pi compte de sa vraie condition » (Ottitno Commente » ).

201 - Cf. Enfer, note 181.

202 - On ne sait rien d’eux.

203 - Elle était, d’après Boccace, originaire de Ferrare, où l’on trouve en effet, anciennement, une famille Aldighieri. Elle donna à l’un de ses fils, qui fut le bisaïeul du poète le nom d’Alighiero, qui était celui de sa maison, et qui se perpétua ensuite dans sa descendance.

204 - La chronologie indique qu’il doit s’agir de l’empereur Conrad III (1138-1162), qui prit part, en effet, à la seconde croisade, en 1147 ; mais il y a une difficulté, et c’est qu’il ne vint jamais en Italie — en sorte qu’on ne voit pas clairement comment Cacciaguida put se faire connaître et entrer dans sa « milice » . On a pensé à une confusion avec Conrad II (1024-1039), qui combattit les Sarrasins en Calabre.

205 - En italien : ed el mi cinse della sua milizia. On admet en général que ce vers signifie que l’empereur Conrad arma chevalier l’ancêtre de Dante, car miles est le terme courant pour chevalier. Cependant, nous doutons de l’exactitude de cette interprétation. Le poète dit que Cacciaguida fut distingué par l’empereur, pour ses belles actions ; et il est logique de penser que celles-ci ne sont pas, d’ordinaire, le fait des apprentis chevaliers ; outre que Dante ne dit pas miles, mais il parle de la sua milizia, qu’il est plus difficile d’interpréter de la même manière.

206 - Comme nous l’avons dit, on ne sait au juste si Cacciaida mourut en Terre sainte, ou en combattant les Sarrasins en Italie du Sud.

 


Dante

 

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