Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 33



Argument du Chant 33

Dante et Virgile arrivent à la Ptolemea, troisième division du cercle des traîtres, zone des traîtres envers leurs hôtes. Les têtes des pécheurs sont renversées en arrière, leurs pleurs gèlent dans leurs yeux. Dante s'étonne de rencontrer frère Albéric, un damné qu'il croyait encore en vie sur la terre. Le damné lui apprend que l'âme des traîtres de son espèce est souvent, par un châtiment anticipé, précipité en Enfer avant l'heure de la mort; un démon vient alors prendre la place de l'âme traîtresse et s'établir dans le corps qu'elle a abandonné et qui paraît en vie sur la terre.

 


Chant 33

Lors arrachant sa lèvre à l'horrible pâture,
Ce damné l'essuya contre la chevelure
Du crâne que derrière il venait de ronger ;

Ensuite il commença : « Tu veux donc que j'attise
L'effroyable douleur, lorsque mon cœur se brise,
Même avant de parler, seulement d'y songer.

Pourtant si mon récit doit, semence ennemie,
Au traître que je ronge apporter l'infamie,
Tu me verras parler et pleurer à la fois.

Je ne sais pas ton nom ni par quelle puissance
Tu viens jusqu'ici-bas ; mais ta ville est Florence,
Je crois le deviner à l'accent de ta voix.

C'est le comte Ugolin, si ta veux me connaître,
Que tu vois, et Roger l'archevêque est ce traître.
Je suis un dur voisin, oui, mais apprends pourquoi.

Que ce fut à l'effet de son lâche artifice,
En me fiant à lui, que j'ai dû mon supplice,
Ma prison et ma mort, tu le sais comme moi.

Mais ce que tu ne peux avoir appris sans doute,
C'est combien cette mort fut atroce : or, écoute ;
Et tu pourras juger ce qu'il m'a fait souffrir.

Par l'étroit soupirail de la prison obscure,
Dite Tour de la Faim du nom de ma torture
Et qui doit après moi pour d'autres se rouvrir,

La lune avait brillé plusieurs fois tout entière,
Quand un rêve effrayant, comme un trait de lumière,
Déchira de mon sort les voiles bienfaisants.

Devant cet homme-là, fier seigneur en campagne,
Un loup et ses petits fuyaient vers la montagne
Par qui Lucque est cachée aux regards des Pisans.

Avec de maigres chiens, meute avide, efflanquée,
En avant et de front sur la bête traquée :
Galandi, Sismondi, Lanfranchi, s'élançaient,

Après quelques instants de course, dans la plaine,
Le loup et ses petits me semblaient hors d'haleine
Et les crocs des grands chiens dans leurs flancs s'enfonçaient

Quand je me réveillai, longtemps avant l'aurore,
J'entendis près de moi mes fils dormant encore
Qui demandaient du pain et gémissaient tout bas.

Bien cruel est ton cœur s'il ne saigne d'avance
A ce qui s'annonçait pour le mien de souffrance ;
Et de quoi pleure-tu, si tu ne pleures pas ?

Ils s'éveillent, et l'heure est déjà sonnée
Où l'on nous apportait le pain de la journée ;
Et tous, se rappelant le rêve, étaient tremblants;

Et j'ouïs sous mes pieds qu'on verrouillait la porte
De cette horrible tour où l'espérance est morte,
Et sans dire un seul mot regardai mes enfants.

Je ne pleurais pas, moi : Je devenais de pierre.
Eux pleuraient; mon petit Anselme me dit : « Père,
Quels étranges regards tu nous jettes, qu'as-tu ? »

Je demeurai sans pleurs, mes yeux ne pouvaient fondre.
Tout ce jour et la nuit je restai sans répondre,
Jusqu'à ce qu'un nouveau soleil eût reparu.

Quand un faible rayon filtrant dans notre cage
Me fit voir la pâleur de mon propre visage
Sur quatre fronts d'enfants tout blêmis par la faim,

Je me mordis les mains dans un accès de rage,
Croyant que de la faim c'était l'horrible ouvrage,
Ces malheureux enfants de se lever soudain

Et de dire : « Bien moins nous souffrirons, mon père,
Si tu manges de nous : de ces chairs de misère
Tu nous a revêtus ; tu nous les reprendras. »

Je me calmai, de peur d'accroître leur souffrance.
Ce jour et le suivant tous gardions le silence.
Terre dure ! ah ! pourquoi ne t'entrouvris-tu pas ?

Au quatrième jour, sans force contre terre,
Gaddo tombe à mes pieds en murmurant : Mon père,
Tu ne viendras donc pas au secours de ton fils ! »

Il meurt, et comme ici tu me vois, j'ai, de même,
Vu de mes yeux tomber, de ce jour au sixième,
Les trois l'un après l'autre; et puis plus rien ne vis:

Sur leurs corps, à tâtons je me traîne et chancelle.
Ils sont morts, et trois jours encor je les appelle :
La faim fut plus puissante alors que la douleur. »

Quand il eut achevé, roulant un œil farouche,
Le forcené reprit le crâne dans sa bouche
Et fouilla jusqu'à l'os comme un chien en fureur.

Ah ! Pise ! déshonneur de la belle patrie
Où résonne le si ! de ton ignominie,
Puisqu'ils sont, tes voisins, si lents à te punir,

Puissent marcher ensemble et Gorgone et Caprée !
Qu'aux bouches de l'Arno leur masse conjurée
Le fasse refluer sur toi pour t'engloutir !

Si du comte Ugolin les trames criminelles
Avaient, comme on l'a dit, livré tes citadelles,
Pourquoi vouer ses fils à ce supplice affreux ?

D'Uguccion, de Brigat, l'âge innocent et tendre,
Thèbes nouvelle ! eût dû suffire à les défendre,
Et ces deux qu'en mes vers j'ai nommés avant eux ?

Nous marchâmes alors plus avant, où la glace
Dans ses rudes liens enserre une autre race.
Les têtes en arrière ici se renversaient.

Les pleurs même arrêtaient les pleurs près de descendre,
La douleur par les yeux ne pouvant se répandre,
Retombait sur le cœur, et les tourments croissaient.

Les premiers pleurs s'étaient gelés dans la paupière,
Et, remplissant de l'œil la coupe tout entière,
L'avaient comme couvert d'un voile de cristal,

Et de l'âpre froidure encore que l'outrage
Eût comme d'un calus endurci mon visage
Déjà presque insensible à cet air glacial,

D'une brise pourtant je crus sentir l'atteinte :
— « Toute vapeur ici n'est-elle pas éteinte ?
Maître, dis-je, apprends-moi qui nous souffle ce vent ? »

Et le maître me dit : « Tantôt tu vas l'apprendre ;
Tes yeux te répondront où nous allons descendre,
Et toi-même en verras la cause en arrivant. »

Alors un affligé des glaces éternelles
Cria vers nous : O vous, ombres assez cruelles
Pour avoir cette place aux suprêmes douleurs,

De grâce, arrachez-moi le voile insurmontable,
Pour que j'épanche un peu la douleur qui m'accable
Avant que de nouveau gèlent mes tristes pleurs ! »

Je lui dis : « Si tu veux qu'à ton désir j'accède,
Apprends-moi ton histoire, et, si ma main ne t'aide,
Au fond de ce glacier je consens à plonger. »

Il répond : « Je suis frère Albéric; pour ma perte,
J'ai d'un mauvais jardin fait manger la desserte ;
Datte pour figue ici je paye mon verger. »

— « Quoi ! » dis-je,« es-tu donc mort, et quel est ce mystère ? »
Il repartit : « L'état de mon corps sur la terre
Est un secret qu'ici je n'ai pas apporté.

C'est le lot de ce cercle appelé Ptolémée,
Que souvent l'âme y tombe à jamais abîmée
Bien avant que son corps y soit précipité.

Et pour que mieux ta main propice me soulage
De ce cristal de pleurs glacés sur mon visage,
Apprends que dès qu'une âme a sur terre trahi,

Ainsi que je l'ai fait, au corps dont il la chasse,
Un démon s'établit et gouverne à sa place
Jusqu'à ce que le cours de ses jours soit rempli.

L'âme tombe en ce puits glacé qui la dévore.
Et peut-être le corps là-haut se voit encore
De l'ombre qui grelotte ici derrière moi.

Si tu viens d'arriver, tu dois bien le connaître,
C'est messire d'Oria ; depuis longtemps, le traître
Est dans ces fers glacés serré comme tu vois. »

— « Je crois, » dis-je à l’esprit, « que de moi tu veux rire.
Car Branca d'Oria n'est pas mort : il respire,
Il mange, il boit, il dort, il revêt des habits. »

— « On n'avait pas encor vu venir Michel Sanche, »
Répliqua-t-il, « au bolge affreux de Male Branche
Où bout la poix tenace à l’entour des maudits,

Qu'un diable était entré dans son corps à sa place
Et dans le corps aussi d'un autre de sa race,
Qui fut traître en prêtant au traître son appui.

Ore ouvre mes yeux ; tends une main secourable ! »
Et moi je n'ouvris point les yeux du misérable ;
Je lui rendais hommage étant félon pour lui.

Ah ! Génois, le rebut du monde, race impure,
Tout souillés de forfaits, tout remplis d'imposture,
Comment n'êtes-vous pas au ban de l'univers ?

Avec le pire esprit de Romagne et de Rome,
Tel j'ai vu l'un de vous : par ainsi de cet homme
L’âme est baignée au Styx pour ses œuvres pervers,

Son corps semble en vie au-dessus des Enfers.

 


Dante

 

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