Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 09



Lorsque ton Charles m’eut, belle Clémence (84), instruit
sur chacun de ces points, il me dit les déboires
que sa progéniture allait souffrir plus tard,

mais ajouta : « Tais-toi ; laisse passer le temps ! »
Partant, je n’en dis rien, sinon qu’il vous viendra
une juste douleur derrière vos disgrâces (85).

Déjà l’esprit vital de la sainte lumière
se retournait pour voir le soleil qui le comble,
comme l’unique lieu pour qui chacun est tout.

Coeurs qui vous fourvoyez, créatures impies
qui détournez les coeurs de ce bien souverain
pour diriger vos voeux vers quelque vanité !

Voici qu’un autre éclat qui m’apparut soudain
se rapprochait de moi, montrant par la splendeur
qui rayonnait sur lui, son désir de me plaire.

Les yeux de Béatrice étaient posés sur moi
et, comme tout à l’heure, assuraient mon désir
que j’avais obtenu son cher assentiment.

« Ô bienheureux esprit, contente donc plus vite,
lui dis-je, mon désir, et fournis-moi la preuve
que tu peux réfléchir le fond de ma pensée ! » (86)

Alors cette clarté, nouvelle encor pour moi,
du profond d’elle-même, ayant fini son chant,
heureuse de pouvoir bien agir, répondit :

« Dans cette portion de terre italienne
perverse, qui s’étend des bords du Rialto
jusqu’au commencement du Piave et du Brenta,

se dresse une hauteur de moyenne importance,
d’où descendit jadis une torche allumée
qui mit à sang et feu toute cette contrée (87).

Elle et moi, nous sortons de la même racine ;
mon nom fut Cunizza (88) ; si tu me vois ici,
c’est pour avoir senti le feu de cette étoile.

Pourtant, je me pardonne allègrement moi-même
la source de mon sort, et n’ai point de regret (89),
ce qui pourrait sembler incroyable au vulgaire.

Quant à ce cher joyau, baignant dans la clarté
et qui dans notre ciel est le plus près de moi (90),
il laisse un grand renom qui ne doit pas s’éteindre,

même en multipliant notre siècle par cinq :
vois si l’homme fait bien, lorsqu’il excelle en sorte
qu’il gagne en sa première une seconde vie !

La foule d’à présent ne pense pas ainsi,
qui vit entre l’Adige et le Tagliamento (91),
et ne se repent pas, pour fort qu’on la flagelle.

Pourtant, en peu de temps, vous allez voir Padoue
changer l’eau du marais où se baigne Vicence,
car son peuple obstiné se rebelle au devoir (92) ;

et à l’endroit qui joint le Sile et Cagnano (93)
tel tranche du seigneur et va la tête haute,
quand déjà pour le prendre on prépare les rets.

Et à son tour Feltro pleurera sur le crime
de son pasteur pervers (94), qui doit sembler hideux
bien plus qu’aucun de ceux qui conduisent à Malte (95).

Le baquet serait grand, qui devrait recueillir
tout le sang ferrarais, et l’on se lasserait
si jamais on voulait peser once par once

le sang que va livrer ce prêtre magnanime
par esprit partisan : des présents de ce genre
sont conformes d’ailleurs aux moeurs de ce pays.

Plus haut sont ces miroirs (vous les appelez trônes)
où resplendit pour nous la lumière de Dieu (96) :
c’est pourquoi ce langage est à sa place ici. »

Ensuite elle se tut, montrant par son aspect
que son attention allait vers d’autres choses,
et rentra dans la ronde où d’abord elle était.

Quant à l’autre bonheur, qu’on m’avait signalé
comme un objet de prix, il brilla tout à coup
comme un rubis balais sous les feux du soleil.

L’éclat s’acquiert là-haut à force d’allégresse,
comme le rire ici ; mais les ombres d’en bas
s’assombrissent d’autant qu’augmentent leurs tourments.

« Dieu voit tout, dis-je alors ; ta vue, esprit heureux,
plonge en son sein si bien, qu’aucun de mes désirs
ne saurait échapper à tes yeux clairvoyants

Ainsi, pourquoi ta voix, qui réjouit le ciel
en s’unissant au chant de ces pieux flambeaux
aux six ailes (97) qui font une espèce de cape,

ne daigne-t-elle pas répondre à mes désirs ?
Je n’attendrais pas, moi, que tu me le demandes,
si je te pénétrais comme tu vois en moi. »

« La fosse la plus grande où se rassemble l’eau »,
fut le commencement qu’il fit à son discours,
« à part la grande mer qui fait le tour du monde,

court si loin, tout au long de ses bords opposés,
à rebours du soleil, que son méridien
lui sert en même temps de premier horizon (98).

Or, je fus riverain de cette grande fosse
entre l’Elbe et Magra, dont la brève carrière
a toujours séparé le Génois du Toscan (99).

Presqu’au même couchant et au même levant
sont Bougie et la ville où j’ai reçu le jour
et qui fit de son sang rougir les eaux du port.

Et Foulques (100) m’appelait la région du monde
qui connaissait mon nom ; et j’imprègne ce ciel
comme jadis lui-même était empreint en moi.

La fille de Bellus, qui causa tant de tort
à Sichée aussi bien qu’à Creuse (101), a brûlé
moins que je ne l’ai fait, avant que de blanchir ;

la Rhodopée aussi, celle qui fut trompée
par son Démophoon (102), ou bien Alcide même,
lorsqu’il portait au coeur caché le nom d’Iole (103).

On ne s’en repent pas ici ; mais nous rions,
non pas de notre faute à jamais oubliée,
mais du fait du pouvoir qui pourvoit et ordonne.

Ici, nous contemplons un art qui rend plus beau
cet immense édifice, et admirons le bien
par lequel le ciel haut fait tourner les plus bas.

Si tu veux remporter pleinement satisfaits
chacun de tes désirs conçus dans cette sphère,
il faut continuer ces explications.

Tu désires savoir quelle est cette clarté
qui brille auprès de moi d’un aussi vif éclat
qu’un rayon de soleil dans une eau transparente.

Sache que dans son sein jouit de son repos
Raab (104), laquelle, admise en notre compagnie,
en porte au plus haut point la lumineuse empreinte.

Car c’est dans notre ciel, où finit le coin d’ombre
que votre monde fait (105), que le Christ triomphant
la fit entrer jadis, avant tout autre esprit :

ce n’est pas sans raison qu’on en fit un trophée
commémorant aux cieux l’éclatante victoire
qu’ont remportée alors les deux paumes ouvertes (106),

puisqu’elle seconda la première des gloires
que gagna Josué dans cette Terre sainte
qui laisse indifférent le pape d’aujourd’hui.

C’est ta cité, d’ailleurs, ouvrage de celui
qui jadis a tourné le dos à son auteur
et dont l’ancienne envie a causé tant de pleurs,

qui produit et répand cette maudite fleur (107)
qui fait que la brebis et son agneau s’égarent
et que souvent le loup se transforme en berger.

Pour elle l’on délaisse aussi bien l’Évangile
que les docteurs sacrés : ce n’est qu’aux Décrétales
que l’on s’applique encor, comme on le voit aux marges (108).

Le pape même en rêve avec ses cardinaux ;
plus jamais son penser ne va vers Nazareth,
où l’ange Gabriel a déployé ses ailes.

Mais tout le Vatican et les autres parties
les plus saintes de Rome, qui furent cimetière
des foules qui jadis "suivaient les pas de Pierre,

se verront délivrés bientôt de l’adultère. »

 

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84 - Fille de Charles Martel (1290? -1328), femme en 1315 de Louis X le Hutin, roi de France. La femme de Charles Martel s’appelait aussi Clémence, mais elle était morte depuis 1295.

85 - On ne sait à quoi le poète fait allusion.

86 - Montre-moi que tu sais déjà, sans que j’aie à le dire ce que je voudrais te demander.

87 - Dans la marche de Trévise, qui comprend la région comprise entre les sources du Piave et du Brenta et l’île vénitienne de Rialto, se dresse la colline de Romano, avec le château où naquit Ezzelino Éthique da Romano, vicaire de l’empereur Frédéric II en Lombardie, qui désola et mit le feu, comme une « torche » , au nord-est de l’Italie, de Brescia à Padoue.

88 - Cunizza da Romano, soeur d’Ezzelino Énéide (1198-1279), se fit connaître par une vie scandaleuse, eut trois maris et plusieurs amants, parmi lesquels Sordello. Dante lui fait une place au Paradis, pour des raisons obscures, peut-être parce qu’il l’avait connue lorsque, dans les dernières années de sa vie, elle avait fait retour à Dieu.

89 - C’est le péché qui l’a ramenée vers Dieu et qui fut, dit-elle, la source de son bonheur éternel.

90 - Foulquet de Marseille ; plus loin, il adresse lui-même la parole à Dante.

91 - Entre les limites de la même marche de Trévise, qu’Ezzelino da Romano avait mise à feu et à sang.

92 - Vous verrez les Padouans changer la couleur du marais formé près de Vicence par le Bacchiglione, le teignant de leur sang, à cause de leur désobéissance à l’empereur. Si c’est là ce que voulait exprimer Dante, c’est une allusion à la victoire remportée en 1314 par Can Grande délia Scala, allié de Vicence, sur les Padouans. Mais d’autres commentateurs interprètent de manière différente.

93 - À Trévise, qui se trouve à la confluence de ces deux rivières. Allusion à Rizzardo da Camino, fils du bon Gherardo (cf. Purgatoire, note 176) et mari de Giovanna Visconti (cf. Purgatoire, note 78). Il fut capitaine de Trévise après la mort de son père, mais il fut assassiné par trahison le 9 avril 1312.

94 - Alessandro Novello, franciscain, évêque de Feltre de 1298 à 1329, ayant été sollicité par Pino délia Tosa, gouverneur de Ferrare pour le pape, lui livra un certain nombre d’exilés ferrarais qui s’étaient réfugiés à Feltre, et qui furent tous décapités.

95 - Malte était le nom d’une prison près de Bolsène, où étaient gardés les prisonniers ecclésiastiques ; cf. V. Cian, La Malta dantesca, Turin 1894 ; Dante pourrait aussi bien avoir employé ce nom dans le sens de « prison » en général.

96 - Les Trônes, le troisième ordre de la première hiérarchie des anges, séjournent dans l’Empyrée, et reflètent aux autres cieux la lumière divine, sous son aspect de justice infaillible.

97 - C’est Isaïe, VI, 2, qui attribue six ailes aux séraphins.

98 - La Méditerranée (qui est la plus grande des mers à l’exception de l’Océan) s’étend tellement en longitude, de l’ouest à l’est, que le méridien d’une de ses extrémités est en même temps l’horizon de l’autre : ce qui vient à dire qu’elle s’étend sur 90 degrés de longitude.

99 - Magra forme, comme dit le poète, une partie de frontière de la Toscane avec la Ligurie. Celui qui parle a né quelque part, à égale distance de l’Ebre en Espagne et du Magra, c’est-à-dire à Marseille, qui a presque le même méridien que Bougie.

100 - Foulquet de Marseille, troubadour provençal nu entra plus tard dans les ordres, devint évêque de Toulouse (1205) et mourut en 1231. Il se distingua surtout par la violence de ses sentiments et de ses combats contre les Albigeois. Cf. N. Zingarelli, La personalità storica di Folco di Marsiglia, Bologne 1899.

101 - Didon, fille de Bellus ; ses amours firent du tort à Sichée, mari de Didon, et à Creuse, femme Énée ; mais le tort était posthume, car les deux étaient déjà morts.

102 - Phyllis, qui habitait dans le Rhodope, oubliée par Démophon, qui devait venir l’épouser, se pendit et fut transformée en amandier.

103 - Iole fut la dernière passion d’Hercule : ce fut à cause de la jalousie qu’elle en ressentait que Déjanire, femme d’Hercule, lui envoya la tunique de Nessus.

104 - Raab, courtisane de Jéricho, aida les éclaireurs de Josué à se cacher et à se mettre à l’abri des Amalécites. Ce fut donc elle qui rendit possible la première victoire de Josué dans la Terre promise.

105 - D’après l’ancienne astronomie, c’est dans le ciel de Vénus que Prend fin le cône d’ombre que projette la Terre.

106 - La victoire sur le démon, remportée grâce au sacrifice du Christ.

107 - Le florin, dont le nom vient de la fleur de lis gravée l’avers des monnaies florentines.

108 - Comme l’intérêt conduit tout le monde, même les ‘études en sont profondément marquées. Celle de la théologie proprement dite est délaissée, et l’on ne travaille plus que sur les décrétales, ou sur le droit canon, qui offre les instruments servant à la défense des intérêts matériels. La preuve de cet intérêt est l’aspect des marges des manuscrits s’y rapportant, et qui portent les traces d’un usage intense.

 


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