Tu sais, ô vaine Muse, ô Muse solitaire Maintenant avec moi, que ton chant qui n’a rien Du vulgaire, ne plaît non plus qu’un chant vulgaire. Tu sais que plus je suis prodigue de ton bien Pour enrichir des grands l’ingrate renommée, Et plus je perds le temps, ton espoir et le mien. Tu sais que seulement toute chose est aimée Qui fait d’un homme un singe, et que la vérité Sous les pieds de l’erreur gît ores assommée. Tu sais que l’on ne sait où gît la volupté, Bien qu’on la cherche en tout, car la raison, sujette Au désir, trouve
l’heur en l’infélicité. Tu sais que la vertu, qui seule nous rachète De la nuit, se retient elle-même en sa nuit, Pour ne vivre qu’en soi, sourde, aveugle et muette. Tu sais que tous les jours celui-là plus la fuit Qui montre mieux la suivre, et que notre visage Se masque de ce bien à qui notre cœur nuit. Tu sais que le plus fol prend bien le nom de sage, Aveuglé
des flatteurs ; mais il semble au poisson Qui engloutit l’amorce et la mort au rivage. Tu sais que quelques-uns se repaissent d’un son, Qui les flatte partout ; mais, hélas ! ils démentent La courte opinion, la gloire et la chanson. Tu sais que, moi vivant, les vivants ne te sentent, Car l’équité se rend esclave de faveur, Et plus sont crus ceux-là qui, plus effrontés,
mentent. Tu sais que le savoir n’a plus son vieil honneur, Et qu’on ne pense plus que l’heureuse nature Puisse rendre un jeune homme à tout œuvre meilleur. Tu sais que d’autant
plus, me faisant même injure, Je m’aide des vertus, afin de leur aider, Et plus je suis tiré dans leur prison obscure. Tu sais que je ne puis si tôt me commander ; Tu connais ce bon cœur,
quand pour la récompense Il me faut à tous coups le pardon demander. Tu sais comment il faut gêner ma contenance, Quand un peuple me juge, et qu’en dépit de moi J’abaisse mes
sourcils sous ceux de l’ignorance. Tu sais que, quand un prince aurait bien dit de toi, Un plaisant s’en rirait ou qu’un piqueur stoïque Te voudrait par sottise attacher de sa loi. Tu sais que tous les jours un labeur poétique Apporte à son auteur ces beaux noms seulement De farceur, de rimeur, de fol, de fantastique. Tu sais que si je veux embrasser mêmement Les affaires,
l’honneur, les guerres, les voyages, Mon mérite tout seul me sert d’empêchement. Bref, tu sais quelles sont les envieuses rages Qui même au cœur des grands peuvent avoir vertu, Et
qu’avec le mépris se naissent les outrages. Mais tu sais bien aussi, (vainement aurais-tu Débattu si longtemps et, dedans ma pensée, De toute ambition le pouvoir combattu), Tu
sais que la vertu n’est point récompensée, Sinon que de soi-même, et que le vrai loyer De l’homme vertueux, c’est sa vertu passée. Pour elle seule donc je me veux employer, Me dussè-je noyer moi-même dans mon fleuve Et de mon propre feu le chef me foudroyer. Si donc un changement au reste je n’épreuve, Il faut que le seul vrai me soit mon but dernier, Et que
mon bien total dedans moi seul se treuve : Jamais l’opinion ne sera mon collier.
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