Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 13



Nous venions de monter en haut de l’escalier
où se repose un peu, pour la seconde fois,
la montagne où l’on vient se laver des péchés (130).

Faisant le tour du pic, une longue corniche
nous apparut là-haut, pareille à la première,
sauf qu’elle forme un rond qui paraît plus petit.

On n’y voit pas d’image ou de signe visible (131) ;
la route et le ravin et tout ce qui s’y trouve
ont les pâles couleurs de la pierre polie.

« S’il faut attendre ici des gens qui nous renseignent,
disait pendant ce temps le poète, je crains
qu’on n’ait trop de retard à la fin de l’attente. »

Puis il leva les yeux du côté du soleil
et, son propre flanc droit lui servant comme d’axe,
il fit faire à son corps un tour complet à gauche.

« Toi, sur la foi de qui j’entreprends ce chemin
nouveau pour moi, dit-il, conduis-nous donc, doux astre,
comme aussi tu conduis ceux qui viennent ici !

Tu réchauffes le monde et fournis sa lumière ;
si quelque autre raison n’y vient pas contredire,
dirige maintenant nos pas de tes rayons ! »

Nous avions à peu près parcouru la distance
qu’on désigne ici-bas sous le nom d’une mille,
en quelques brefs instants, telle était notre hâte,

quand j’entendis soudain des esprits qui volaient
sur nous, sans qu’on les vît, et faisaient en passant
au festin de l’amour des invites courtoises (132).

La première des voix qui passait en volant
dit : Vinum non habent (133), qui sonna fort et clair,
et le redit encore en s’éloignant de nous.

Son écho n’était pas tout à fait effacé,
qu’une autre voix survint, disant : « Je suis Oreste » (134),
et s’en fut aussitôt, sans vouloir s’arrêter.

« Oh ! père, dis-je alors, quelles sont donc ces voix ? »
Je n’avais pas fini, quand voici la troisième
qui nous disait : « Aimez ceux qui vous font le mal ! » (135)

Mon bon maître me dit : « C’est le péché d’envie
que l’on punit ainsi dans ce cercle, en prenant
notre amour du prochain pour mèche du fouet.

Le frein, pour mieux agir, travaille en sens contraire ;
tu vas t’en rendre compte, à ce que je comprends,
avant que d’arriver sur le seuil du pardon.

Mais tâche de fixer ton regard devant toi,
et tu verras des gens qui sont assis par terre,
formant une enfilade au bord de la falaise. »,

Alors, ouvrant les yeux plus grands qu’auparavant
pour chercher devant moi, j’aperçus des esprits
qui portaient des manteaux de la couleur des pierres.

Nous nous étions à peine approchés de leur troupe,
que j’entendis crier : « Priez pour nous, Marie ! »
et appeler Michel et Pierre et tous les saints.

Je crois que sur la terre il n’est pas un seul homme,
de nos jours, assez dur pour ne pas éprouver
un serrement de coeur, sachant ce que j’y vis ;

car, arrivant enfin assez près de leur groupe
pour mieux me renseigner sur leurs agissements,
mes yeux firent les frais de la peine du coeur.

On les voyait couverts de miséreux cilices ;
chacun soutenait l’autre et l’aidait de l’épaule,
s’adossant au rocher qui les soutenait tous.

Les aveugles qui n’ont aucun moyen de vivre
font ainsi, lorsqu’ils vont quêter dans les pardons,
chacun d’eux appuyant sur son voisin la tête,

dans le but d’attendrir les passants qui les voient,
aussi bien par le son de leurs dolentes voix
que par leur triste aspect, qui touche au fond du coeur.

Comme pour les berlus le soleil dort toujours,
pour ces ombres de même, à l’endroit dont je parle,
la lumière du ciel refuse ses bienfaits,

car leur paupière était d’un fil de fer percée,
cousue ainsi qu’on fait à l’épervier hagard,
quand on veut l’obliger à se tenir tranquille.

J’eus peur, en m’avançant, de ne pas faire outrage
à ceux que je voyais sans qu’ils me pussent voir,
et je me retournai vers mon sage conseil.

Sans doute comprit-il le sens de mon silence,
car il n’attendit pas que je le lui demande
et il dit : « Parle-leur ; mais sois bref et précis ! »

Virgile se tenait du côté de la route
par où l’on peut rouler facilement en bas,
puisque aucun garde-fou ne lui sert de rempart ;

et les esprits dévots, assis sur l’autre bord,
arrosaient, à travers leurs horribles coutures,
de longs ruisseaux de pleurs leurs visages éteints.

Je me tournai vers eux et leur dis : « Âmes sûres
de contempler un jour la céleste lumière,
la seule vers laquelle aspire votre ardeur,

que la grâce d’en haut réduise les écumes
de votre conscience, afin que sans retard
puisse descendre en vous le fleuve de l’oubli ! (136)

Dites-moi, car j’aurais du plaisir à l’entendre,
ne trouve-t-on ici nul qui soit d’Italie ?
Peut-être aimerait-il que le monde le sût. »

« Frère, tous les esprits ont le droit de cité
dans une seule ville ; sans doute veux-tu dire,
qui vécurent les jours d’exil en Italie. »

Une ombre avait parlé, qui paraissait attendre ;
et si l’on me demande à quoi je l’ai compris,
au menton soulevé, comme chez les aveugles.

« Esprit qui pour monter, ainsi te disciplines,
lui dis-je, si c’est toi qui viens de me répondre,
permets-moi de savoir ton nom et ton pays. »

« J’étais, dit-elle alors, de Sienne ; et nous purgeons,
moi-même et tous ceux-ci, notre méchante vie,
priant Dieu qu’il nous laisse arriver jusqu’à lui.

Bien que j’eusse porté le nom de Sapia (137),
je n’ai pas été sage ; et le mal du prochain
plus que mon propre bien me remplissait de joie.

Et si jamais tu crois que je veux te tromper,
écoute si je fus folle au point que je dis,
quand déjà de mes ans s’infléchissait la courbe.

Tous mes concitoyens se trouvaient près de Colle (138),
en bataille rangée avec leurs ennemis :
moi, j’implorais du Ciel un arrêt déjà pris.

Ils y furent défaits et contraints à la fuite
par trop amère ; et moi, les voyant poursuivis,
j’éprouvais une joie à nulle autre pareille,

au point que, cherchant Dieu d’un regard téméraire,
je lui dis : « Désormais je n’ai plus peur de toi ! »
comme un merle qui voit un signe de beau temps.

Sur la fin de mes jours, je voulus avec Dieu
me réconcilier ; mais je n’aurais pas pu
entrer pour faire ici la juste pénitence,

si ce n’avait été par l’intercession
de Pier Pettinajo, dont les saintes prières
vinrent, par charité, m’apporter leur secours (139).

Mais dis, qui donc es-tu, toi qui nous interroges
sur les temps d’autrefois, et vas les yeux ouverts,
à ce que je comprends, et en parlant respires ? »

« Un jour, dis-je, à mon tour j’aurai les yeux cousus ;
pour peu de temps, je crois, car j’ai méfait à peine,
jetant sur le prochain des regards envieux.

Mais une peur plus grande assaille mon esprit,
aussitôt que je pense aux tourments d’au-dessous,
dont je sens le fardeau peser déjà sur moi. » (140)

Elle me demanda : « Qui t’enseigna la route,
et qui te fait penser que tu vas retourner ? »
« Celui qui m’accompagne et qui se tait, lui dis-je.

Je suis encor vivant ; partant, esprit élu,
tu n’as qu’à demander, si tu veux que là-bas
je cherche à te servir avec mes pieds mortels. »

« Cela, dit-elle alors, sort bien de l’ordinaire !
Le signe est évident, qui fait voir que Dieu t’aime ;
ainsi, veuille parfois m’aider de tes prières !

Par ton plus cher désir je t’en fais la demande :
si tu foules jamais la terre de Toscane,
de ceux de ma maison regagne-moi l’estime !

Tu les retrouveras parmi ce peuple vain
qui met dans Talamon son espoir (141), pour y perdre
plus qu’il n’en a perdu pour chercher la Diane (142) ;

mais les entrepreneurs y perdront plus que tous. »

 

--- ↑ haut ↑ -------------------------------------------- ↑ haut ↑ ---


130 - La deuxième terrasse circulaire du Purgatoire, réservée aux envieux : les pénitents restent assis, s’appuyant contre la montagne, les paupières cousues avec du fil de fer.

131 - On n’y trouve pas des représentations plastiques, comme sur la corniche et le long de la route, sur la terrasse précédente.

132 - Ces voix qui passent dans les airs offrent aux âmes pénitentes des exemples insignes d’amour du prochain : c’est la vertu dont les envieux ont le plus besoin.

133 - Paroles de charité, dites par la Vierge à son Fils, lors des noces de Cana.

134 - Ces mots sont censés prononcés par Pylade, qui voulut se faire passer pour Oreste, pour mourir à sa place, en Tauride, donnant ainsi un clair exemple d’amitié.

135 - Précepte évangélique : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Mat. V : 43).

136 - Le Léthé, qui fait oublier à l’âme déjà purifiée jusqu’au souvenir de ses fautes de jadis.

137 - Sapia, Siennoise, tante de Provenzan Salvani (cf. plus haut, la note 113) et femme de Ghinibaldo Saracini, seigneur de Castiglioncello ; elle mourut entre 1274 et 1289. Selon Benvenuto da Imola, elle souhaitait si ardemment la défaite de ses compatriotes, qu’elle avait promis de se jeter par la fenêtre, si les Siennois rentraient victorieux. Cf. U. Frittelli, Si può rinfimar Sapia ? Chiosa dantesca, Sienne 1920 ; A. Lisini, A proposito di una recente publicazione su ta Sapia dantesca, dans Bullettino sanese di storia patria, XXVII, 1920, pp. 61-89.

138 - La bataille de Colle di Valdelsa (1269), où les Siennois furent défaits par les Florentins et où Provenzan Salvani trouva la mort.

139 - Pier Pettinaio, tertiaire franciscain, mourut en odeur de sainteté, en 1289. Cf. Vita del B. Pietro Pettinajo Sanese, volgarizzata da una leggenda latina [di Fra Pietro da Montermi] del 1333 per F. Serafino Ferri, Vanno 1508, corretta e riordinata dal P. M. De Angelis, Sienne 1802.

140 - Le poète craint moins la terrasse des envieux que celle des orgueilleux, puisqu’il se sent plus coupable de ce vice-ci que de celui-là.

141 - Talamon était un port sur la côte toscane, non loin d’Orbetello. Les Siennois l’achetèrent en 1303 et y firent H grands travaux, car ils ne disposaient pas d’une autre sortie à la mer libre ; cependant ils ne recueillirent pas le fruit de leurs peines, car ce port, situé aux confins de maremme siennoise, ne jouissait pas d’un bon climat et n’attira guère les habitants.

142 - Le bruit avait couru qu’un grand cours d’eau, qu’on appelait la Diane, coulait au-dessous de la ville de Sienne. Les Siennois ne disposaient que de quantités insuffisantes d’eau : ils firent de grosses dépenses pour chercher cette nappe d’eau, qui n’apparut jamais. Nous ne savons s’il s’agit d’un fait historique ou de quelque anecdote malveillante inventée par les Florentins.

 


Dante

 

02dante